Florence GARRABÉ



Florence Garrabé, il était une fois

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Florence Garrabé naquit dans les Pyrénées. Un jour, alors qu'elle se promenait en montagne avec sa famille, elle se perdit. Ni son papa, ni sa maman, qui pourtant la cherchèrent vraiment, ne la retrouvèrent. Elle erra dans les bois, parmi les roches muettes, affamée, épuisée, égarée au cœur des pics acérés. Recueillie par une ourse en mal d'oursonne, elle fut nourrie de miel, de succulentes entrailles d'animaux, de baies sucrées, de fruits un peu âcres, de cèpes parfumés, de la viande goûteuse de moutons et d'ânes surpris au pâturage.

Elle observa la nature, le rythme des saisons, apprit la vie. Au printemps, le lapereau, le chevreau nouveau nés qui gambadent, l'aigle qui les emporte, les dévore ; l'été, baignades glacées, pierres chaudes, ombres fraiches, coïts de randonneurs, de bovins, de cervidés; campagnol interdit soudain dans le sourire denté de l'hermine, mouton fasciné, absorbé déjà dans la gueule de l'ourse... à l'automne, somptueuses couleurs, merveilleuses saveurs, agonie des vieilles bêtes, des sangliers, des isards perforés de plomb.

Elle aimait à cueillir, lors de leur marches, des bouteilles plastiques, des lunettes de soleil, des gants de ski, des emballages de Mars, de KitKat, des boites vides MacDonalds, des canettes de Coca, Fanta, IceTea, Heineken, SanMiguel... des sachets de chips Vico, de chips Lays, de MonsterMunch, parfois pleins, rarement un Art Press, plus souvent un Closer ; des batons de ski dépareillés, des bonnets, un anorak Pyrénex, deux trois pulls, plusieurs écharpes, un porte-monnaie bien garni, un ou deux téléphones portables aux batteries déchargées, des briquets... ce qui lui permit de conserver le contact avec la civilisation.

Les hivers passaient au creux protecteur d'une grotte, paisiblement, auprès de l'ourse, chaude et douce. Florence observait ces dessins qui ornaient les parois. S'amusait longtemps à les reproduire sur le sable du sol. Elle aussi dessinait sur la roche, avec un peu de sang, de charbon de bois trouvé sur une aire de piquenique, l'ourse en chasse, saisissant sa proie, dévorant ; les corbeaux, les vautours qui se joignent au festin. Plus profondément dans la grotte, elle modelait patiemment, voluptueusement de l'argile ajoutant au bison déjà présent un petit troupeau, un mickey, quelques schtroumpfs.

Florence, petite fille espiègle, jouait souvent, durant ces longues soirées d'hiver, à la Marchande, ou au Musée, recomposant ses souvenirs, exposant tous ces objets comme de précieuses traces de ce monde qu'elle avait perdu un jour en se perdant. Ou qui l'avait perdue. Elle jouait aussi à l'Usine, passant de nombreuses heures à transformer ces trouvailles, cassant, coupant, assemblant ; à la Grande Couturière, détricotant pulls et écharpes, repelotant, retricotant, crochetant et décrochetant de fortune des parures pour l'ourse, et le temps passait gaiement.

Elle grandissait, commençait à être attirée par ce monde maintenant étrange aperçu au pied des téleskis, groupes bariolés, harnachés, qui se hissaient parfois dans ses hauteurs ; qu'il fallait fuir à la demande pressante de l'ourse. Mais un jour qu'elles cueillaient des mûres, un chien jappa. Verdâtre surgit un chasseur dans la clairière. Florence, effrayée, se réfugia entre les pattes de l'ourse, il la vit dévorée, il tua l'ourse.

Le chasseur fut condamné. Florence retrouva ses parents, ses nouveaux petits frères et sœurs, mais ne revint jamais tout à fait. Un morceau de son cœur était resté près de sa mère l'ourse. Un ami de la famille, en visite, la vit fabriquer, comme autrefois dans la grotte, de curieuses sculptures avec les jouets, les pistolets en plastique de ses petits frères et les os du cochon que l'on finissait de charcuter – on lui raconta qu'elle avait crevé le plafond de la maison en essayant de sculpter le fusil de chasse de son père, encore chargé : le coup était parti ; qu'elle brodait, crochetait, d'après sa mère, mécontente du gaspillage et de la disparition des napperons, des horreurs sanglantes ; qu'elle parlait au chat et aux pies, aux corneilles... « Te promete que ! » marmonnait alors en occitan sa grand-mère inquiète – l'ami conseilla alors aux parents, déboussolés, de l'envoyer à l'école des Beaux-Arts de Toulouse où l'on s'occuperait bien d'elle.

Là bas, Florence s'épanouit dans ses occupations, et l'étrangeté si pertinente, disaient ses professeurs, de ses œuvres - on y trouvait : perles, aiguilles, un clitoris, des broderies et des dessins anatomiques, des pénis bandant, un enfant soldat, un revolver, du sang en tissu, un animal mort, un téton, une bouche ouverte, des yeux de bonbon, des cornichons... le cœur de la vie , n'est-ce pas ? - les enchanta, et, ainsi que le souligna un jour le critique Etienne Glass, de ses aventures, Florence, perdue à la polis, recueillie dans l'ursin giron, puis revenue au siècle de la façon la plus cruelle qui soit, avait extrait l'essence du monde - prédation, fascination, dévoration – l'avait sublimée, antidote : création.

Pascal Quignard, lors d'une masterclasse aux Beaux-Arts, ne s'y trompa pas, resta en arrêt devant ses œuvres, désarçonné, tomba amoureux fou de la jeune artiste. Mais le cœur de Florence était ailleurs. Pascal, désespéré, pendant un temps ne mangea que du fricandeau, in mémoriam, puis du foie, in mémoriam, puis se plongea, usant de son érudition sans limites, dans le projet de retrouver par l'écriture - « Il ne faut répondre aux autres qu'en créant » dit-il alors - ce avec quoi les œuvres de Florence lui avaient arraché le cœur.

 

Un jour, Florence exposa à la Vitrine Régionale d'Art Contemporain, à Millau, mais ceci est une autre histoire...

Stéphane Got, Millau, octobre 2012